Un pays où la mort tient plus de place que la tendresse

Point de vue

Il est urgent de mettre fin, par la prise de conscience émotionnelle, à cette « transmission héréditaire », d’une génération à l’autre, de la destructivité. […] Si nos fils et nos filles en prennent conscience, s’ils peuvent nous le dire, s’ils nous donnent la chance de voir nos erreurs et nos défaillances, c’est un bénédiction. Cela permettra à nos enfants de rompre les chaînes de la domniation, de la discrimination et du mépris, transmises de génération en génération. Ils n’auront plus besoin de se défendre par le pouvoir contre ‘impuissance si leur impuissance et leur colère d’enfant sont devenues des expériences conscientes.

Alice Miller, L’avenir de l’enfant doué, p.72 (5e édition 2002)

A mes parents qui ont fait du mieux qu’ils on pu…

J’ai grandi dans un triturage permanent de la mort et du malheur. Je ne parle pas des pertes réelles d’êtres chers qui surviennent dans toutes les familles et de la douleur qu’elles suscite et qu’on apprend à traverser. Non. Je parle de l’imaginaire de drame et d’angoisses où les maladies et les morts sont les grandes nouvelles et les sujets récurrents des conversations, où le pire est toujours le plus probable et la première chose qui émerge dans le discours. La souffrance y est érigée en mode de jouissance, les disparus maintenus de toutes forces à leur place de toute puissance, empêchant ainsi la roue symbolique de tourner.

Et cette jouissance agrippée au malheur justifiait également une curiosité malsaine et intrusive, au nom du souci que l’on se fait “mais si, il faut que tu m’appelles, on ne sait jamais, tu sais…” Avec ces petits films intérieurs, dans lesquels la mort tient une place si excitante et qui vous sont sans cesse projetés à la figure.

Au jeu de “la bonne paye”, la carte du “dimanche heureux” où l’on voyait un homme se relaxant dans un hamac représentait pour moi une sorte de paradis irréel. A la maison, tout n’était qu’obligations et restrictions. Même le dimanche.

D’où je viens, aimer est un devoir. On s’occupe des autres à grands coups de gesticulation hystériques. “Je ne pense qu’aux autres, surtout ceux qui sont dans le malheur, les pauvres!… ” – quelle compassion, n’est-ce pas ? Quelle jouissance du malheur des autres, oui ! Et pour cause: toute autre forme de plaisir étant formellement réprouvée, il faut bien jouir de quelque chose. C’est à celui qui réussira le mieux le numéro d’équilibriste qui consiste à faire croire qu’il est le plus dévoué aux autres, alors qu’en fait, c’est la seule façon socialement autorisée de se valoriser soit même.

Mes parents étaient très fier d’apporter leurs filles à leurs oncles, tantes ou vieux voisins. “Pour leur faire plaisir”. Comme d’autres apportent des chocolats. Plus les personnes visitées étaient seules, plus ils étaient fiers d’eux. Vieilles filles maniaques, vieux garçons lubriques ou mégère puante, avec les rhumatismes des uns et le cancer des autres pour seul sujet de conversation. Peu importe, pourvu qu’ils obtiennent la satisfaction d’être de ceux qui s’occupent des autres, et le plaisir de s’entendre féliciter du bon fonctionnement de leur « gentilles petites filles » si bien élevées dressées.

Un impératif de modestie relevant de l’autoflagellation compulsive et dans lequel se dissout la plus petite parcelle de confiance en soi, et jusqu’à l’idée même de dignité.

Dans une première version de ce texte, j’associais ces souvenirs imprégnés de mort, à l’idée que lorsqu’elle m’a eut, ma mère n’aurait pas été prête à accueillir un enfant, et au fait qu’avant moi, un(e) autre n’a même pas pu naître – quelques temps avant ma naissance, ma mère à fait une fausse couche.

Quoi qu’il en soit, je suis là.
D’où que me vienne ce poids de mort contre lequel j’ai du me débattre tellement longtemps, il y en moi quelque chose qui veut VIVRE.

Vivre. Furieusement.

C’est tout ce qui compte.

MAJ le 17 oct 2018