Suspendus au dessus du gouffre du réel – chaos de chairs, de tensions, d’odeurs, de sensations – les fils qui nous empêchent d’y sombrer sont dits symboliques. Ce sont les fils des histoires que l’on raconte. Celles que l’on entend et celles que l’on se raconte*. Les histoires que racontent les parents et les cultures, les fils des liens sociaux et de la langue, bref, les liens qui font les identités et le sens.
Relations qui se nouent et se dénouent, passages de la vie (adolescence, vieillesse), changement de statut social (mariage, diplôme), lectures et expériences nouvelles d’où émergent de nouvelles façon de les tisser, comme des soies d’araignées, certains de ces liens sont rompus et reconstruits en permanence. Les sujets humains tissent continuellement les discours qui à la fois, les constituent et les soutiennent*.
Vivant dans le symbolique comme des poissons dans l’eau, nous finissons par oublier son existence. La plupart des gens sont comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir: ils traversent la vie sans prendre conscience de ce qu’est le symbolique. Ils vivent au centre du cocon, constamment baignés de discours et d’images qui à la fois expliquent et cachent le monde réel, tout en l’ordonnant d’une manière qui relève à la fois du collectif et de l’individuel.
Etre passé par des états qui font prendre conscience du réel, et de ce que sont l’imaginaire et le symbolique est une chance exceptionnelle de savoir ce qu’est la liberté. Liberté de lâcher certains liens et d’en nouer d’autres. Mais cette chance a un prix. De ceux qui se paient cash, c’est-à-dire en peurs et en souffrances brutes, à même la chair. Parce que le corps ne fait pas crédit.
Cette chance de liberté peut donc se payer pas content. Le risque est alors de vouloir oublier cette liberté, de vouloir retourner se blottir dans les bras illusoires d’un Autre, dont on aimerait croire encore qu’Il nous protège vraiment du monde, de ses changements, de ses déplaisirs. Les religions, certains militantismes et certains responsables politiques ne se privent pas de nous pousser sur cette pente…
Un jour, il faut pourtant se rendre à l’évidence: je est seul.
je est seul dans son désir.
Ou plutôt, les je sont seuls.
Reliés par les soi(e)s du symbolique.
C’est déjà un peu moins effrayant, mais quand même, il faut s’y faire !
*Cette formulation est directement inspirée d’un texte de Bertrand Leclair, qui devait originairement constituer l’épilogue de son roman La main du scribe et qui a été lu par l’auteur, lors de la journée « Amour II » à La Ralentie:
C’est que le sujet parlant, l’animal doué de parole qui dit « je » a une histoire lui, une histoire particulière conditionnée par l’histoire collective et inscrite dans sa trame et il s’y accroche pour continuer de dire « je » au milieu des autres qui savent dire « je » aussi bien que lui et parfois tellement mieux. Le sujet qui dit « je » est une fiction. Un fiction qu’il construit dans le même temps qu’il l’agit, une fiction prise dans la fiction générale, tissée fil à fil, fils à fils avec et dans la matière, la matière humaine, la matière d’avant l’histoire, d’avant les mots qui disent les histoires. Le sujet se gorge d’histoire, les siennes et celles des autres. Il en écoute, il s’en raconte, il les raconte et se met ainsi en scène au théâtre des autres au prix d’un paradoxe, cela même qui le saisi tout entier, le rend à lui-même insaisissable. Il se raconte des histoires pour continuer d’exister dans la comédie sociale. ?L’appliquer? comme on préserve l’espace d’un rôle, pour ne pas voir que ce sont les histoires, les siennes et celles des autres qui le racontent et non pas l’inverse. Ne pas voir que ce sont les histoires racontées qui tissent la fiction cousue de fil blanc dans laquelle il n’a bientôt plus conscience de se protéger douloureusement des changements d’états de la matière. Le mouvement même de la vie, ce mouvement qui toujours déchire les histoires lorsqu’il advient malgré tout.