Désillusions en Chine

Point de vue

Pékin, le 28 août 95

Bonjour Tous!

Comme je vous l’indiquais dans les lettres aux grand-mères, une quinzaine de jours avant de quitter Xian, j’ai été envoyée une dernière fois faire de la promotion dans le sud du Shaanxi. J’ai en fait eu pas mal de temps de libre, j’en ai donc profité pour commencer à rédiger une lettre pour vous. J’ai gribouillé des pages et des pages, en rouge, en vert, en noir suivant le stylo qui me tombait sous la main. J’y ai ajouté des flèches, des astérIX renvoyant à des crochets … bref, c’est devenu un sacré micmac que je comptais mettre en ordre en rentrant à Xian. Mais entre les préparatifs de départ, les adieux, la visite du boss français (Monsieur C.) etc…, je n’en ai pas eu le temps. Je sais bien que vous vous posez beaucoup de questions sur la façon dont je me suis retrouvée à Pékin et la vie que j’y mène actuellement, mais comme j’ai déjà une lettre quasiment prête, je préfère vous envoyer d’abord le premier épisode au sujet de mes sept mois de séjour à Xian. Je pense que je m’arrêterai même avant la fin de cet épisode car il s’y est passé tellement de chose lors de la dernière semaine que pour la raconter il me faudrait six ou sept pages minimum! Idem pour les quelques temps que je viens de passer à Pékin, mais à ce sujet, vous avez déjà reçu quelques nouvelles par fax, pour plus de détails, on verra plus tard.

Même si je reconnais que c’est très impersonnel, j’ai pris le parti de vous écrire par ordinateur parce que mes lettres manuscrites finissent toujours en forme de torchon, certainement très difficile à lire, surtout pour mes grands-mères.

Pour commencer, je vais répondre à une question que vous m’avez posée: qu’est-ce que je fichais de mes journée, quand je n’étais pas dans les magasins pour appâter les clients? Réponse: pas grand’ chose. En tout cas pas grand-chose qui ait un intérêt phénoménal pour la boite. Il m’est arrivé de faire quelques traductions. Au bout de quelques semaines, j’ai en effet fait clairement savoir que la vente en magasin ne m’emballait guère. S’il fallait de temps en temps faire une opération de promotion, ma foi je n’en mourrai pas, mais je préférais de loin faire autre chose. (D’après ce qu’on m’avait laissé entendre M. Li – l’intermédiaire de Paris, les opérations de promotion en magasin devaient rester occasionnelles.) Je me suis donc proposée pour faire par exemple des traductions, ce à quoi il m’a été répondu qu’il n’y avait aucun problème puisque de nombreux documents mériterais d’être disponibles en plusieurs langues. Pourtant, après avoir réaliser l’unique traduction qu’on m’avait demandée, je me suis à nouveau retrouvée devant mes bouteilles de shampooing. J’ai laissé passer quelques temps avant de revenir à la charge, il m’a alors été répondu que ce n’était qu’une question de quelques semaines. Dès que le produit serait lancé, je pourrai me consacrer à autre chose. Pour mieux me convaincre de sa soi-disant sincérité, le PDG m’a même demandé de faire une traduction mais il ne m’en a jamais réclamé le résultat. En d’autres termes, il s’agissait vraiment juste de me faire plaisir!

Un jour que je refusais de tourner une pub (entre autre parce qu’il s’agissait de débiter une série de pieux mensonges), on m’a affirmé que lorsque le spot serait diffusé, il me représenterait, en quelque sorte, et que je serai ainsi dispensée d’aller dans les magasins. Pourtant, le texte une fois épuré et la pub tournée, je me suis encore retrouvée devant mes bouteilles de shampooing. Quand il m’a annoncé qu’une deuxième française devait venir, C. W. (le boss) m’a dit qu’elle serait affectée à la vente et que je m’en tiendrai à mon rôle d’ « assistante du PDG ». Ben voyons… Du coup, c’est l’assistante du PDG en personne qui s’est retrouvée devant ses bouteilles!…

Certains chinois prétendent que c’est une forme de politesse chinoise que de ne pas refuser directement quelque chose. Je pense qu’il s’agit surtout d’un prétexte facile pour se défiler. Dire oui quand il est inconfortable de dire non puis agir ensuite sans tenir compte de ses paroles, moi j’appelle ça se foutre du monde! Et j’aime pas qu’on se foute de moi.

Il faut ajouter à cela que je me suis rendue compte petit à petit qu’on ne se foutais pas seulement de moi, mais aussi du client. Au début, je ne savais pas trop quoi penser de la qualité de notre camelote. Certes, elle ne me convenait pas, mais les standards de beauté étant différents ici, il était plausible que les chinois l’apprécie (je trouvais que le shampooing laissait les cheveux gras, or les chinois ont l’habitude d’appliquer toutes sortes de mousses justement pour donner un aspect luisant aux cheveux). J’avais été conforté dans cette idée après avoir essayé une autre marque très en vogue mais qui ne me satisfaisait pas non plus. Cependant, même si je n’avais jamais l’occasion d’avoir des contacts avec les ingénieurs qui s’occupaient de la composition de notre produit, quelques petites visites dans l’usine et une simple extrapolation du manque de soin avec lequel absolument tout était fait dans la boite m’ont quand même fait douter de la qualité du produit. Les réactions de certains clients, voire de certains membres de la société me confirmaient plutôt cette version. D’autant plus qu’il n’y avait pas besoin d’être agrégé de chimie pour se rendre compte que la mixture en question n’avait de « naturel  » que le nom et s’il existait un shampooing miracle capable « d’empêcher les cheveux de faire des fourches et de tomber », je crois que ça se saurait! En fait, les propriétés du shampooing ont été établies en même temps que l’argument de vente, c’est à dire au fur et à mesure que l’expérience apprenait aux commerciaux les désirs des clients: « Vos cheveux sont gras, Madame? Mais pas de problème, ce shampooing est spécialement étudié pour les cheveux gras. » « Et vous, Mademoiselle, vos cheveux sont très sec [Tu m’étonne! Pas difficile à deviner, vu le climat de Xian!] Et bien justement, ce shampooing nourrissant vous conviendra tout particulièrement » Et pour peu qu’un autre client demande un shampooing antipelliculaire (sans doute parce qu’il a été assommé par les pub des marques concurrentes qui ont réussit à faire des pellicules un délit passible du tribunal de grande instance), notre mixture caméléon devient aussitôt le must en la matière. Si le client s’étonne que ce ne soit pas précisé sur l’emballage, il lui sera répondu qu’il est écrit que le shampooing est nourrissant et que l’un des éléments nutritifs élimine les pellicules (sic). C’est là que j’ai compris pourquoi P. a essayé 150 shampooing « antipelliculaires », sans résultats!…

Je pense qu’avec ces quelques exemples (et Dieu sais que je pourrais vous en donner d’autres), vous vous êtes déjà fait une petite idée de la politique de la maison. Il est sans doute vrai que ce type de comportement est commun à tout les commerçants, mais je crois que c’est particulièrement vrai pour le commerce des produits de « luxe ». Je devrais même dire qu’il est basé sur ces pratiques: qu’est-ce qu’un produit de luxe? C’est tout simplement un produit qu’on réussit à vendre beaucoup plus cher que sa valeur grâce à un baratin bien ficelé. Le pire est que cette définition n’est pas établie uniquement par le marchant, mais que les clients friands de ce type de produits acceptent cette règle du jeu et du coup l’encouragent. J’ai compris que la notion de luxe n’était absolument pas liée à des critères de qualité lorsque j’ai vu les filles des nouveaux riches chinois acheter des bijoux de pacotille dans des boutiques de luxe alors qu’elles pouvaient trouver exactement les mêmes 10, 20 voire 50 fois moins cher sur les marchés de rue. Elles paient cette différence de prix simplement pour une image, un style, pour avoir un collier emballé dans un joli papier transparents (qui ne durera pas cinq minutes avant de passer à la poubelle) ou pour une étiquette en anglais et des présentoirs comme ceux qu’elles ont vu dans les films américains. Il ne s’agit là que d’un exemple mais il y en aurait des dizaines d’autres. Et pas seulement en Chine, d’ailleurs: en y réfléchissant, je me suis aperçue que nous faisons exactement pareil.

Puisque nous acceptons de payer pour du rêve en conserve, doit-on blâmer les commerçants de nous les proposer?

Pour ce qui est du marché des shampooings en Chine, ils poussent peut-être quand même le bouchon un peu loin. Lors de son récent passage, le boss de la partie française a déclaré simplement au cours d’une conversation avec C. W. que l’ensemble des marques qui sont classée dans la catégorie des shampooings de luxe en Chine ne sont en fait que des milieu de gamme comparés aux produits occidentaux. En d’autre terme ici tout le monde fabrique de la camelote, en se gargarisant pour se donner des airs prestigieux et comme il n’y a pas véritablement de produit de qualité, le client ne s’en rend pas compte puisqu’il n’a aucun élément de comparaison! J’ai ainsi été définitivement fixée sur la qualité de notre produit.

C’est aussi lors de la visite de Monsieur C. que j’ai appris que le projet initial (celui pour lequel ils étaient censés s’être mis d’accord lors des négociations de 94) était de fabriquer du shampooing moyenne gamme, c’est à dire avec production à grande échelle. Lorsque les français sont venus inaugurer l’usine au début de l’année, ils ont appris que les chinois avaient modifié la stratégie et s’apprêtaient à attaquer le créneaux haut de gamme. Forcement, au niveau de la pub et de tout ce qu’ils appellent le « marketing », ça changeait légèrement les données. A vrai dire, tout le projet d’investissement aurait du être monté différemment s’il avait été question de faire un produit de luxe (inutile d’avoir une chaîne prévue pour la production en grande quantité si on fabrique un produit qui se vend par définition en petite quantité. Par contre, comme il est cher, il faut prévoir un gros budget pour faire de la pub.) Les chinois ont justifié ce revirement en prétextant que le marché du moyenne gamme est saturé et qu’en s’appuyant sur l’image de la France, il valait mieux aborder le haut de gamme. C’est un peu vrai, mais
1. connaissant la personnalité du big boss de Xian, je ne serais pas surprise qu’il ait surtout voulu satisfaire sa folie des grandeurs.
2. si c’était un projet de cosmétiques de luxe qu’il voulait monter, il fallait le dire dès le début!
Maintenant que les résultats montrent que le choix était mauvais (en tout cas pour que les ventes soient tellement plus basses que les prévisions, c’est forcement qu’il y a eu un problème quelque part!), le boss français joue les offusqué en se disant trahi. Lorsqu’il a pris connaissance de ce changement lors de sa visite en janvier, il a piqué une crise (il parait que la réunion a été houleuse!) mais, sans doute bien obligé, il a laissé faire. Idem cette fois-ci, d’ailleurs. (D’après ce que Christine, la nouvelle recrue m’a raconté parce que pour ma part, j’ai saisi tout les prétextes que mon départ imminent me fournissait pour ne pas assister à leurs entrevues. Comme j’aurais été bien en peine de dire lequel des deux avait le moins de tort, j’ai préféré les laisser se bouffer le nez entre eux!). A l’issue de cette visite, un accord a simplement été signé pour réduire les livraisons de matières premières qui s’accumulaient dans tous les recoins de l’usine: la cour, le hangar à vélo, même le réfectoire à été condamné pendant un moment à cause de cela!

A mon avis si les négociations ont tourné au quiproquo, c’est sans doute au moins en partie à cause du niveau très moyen de l’interprète que Monsieur C. a utilisé depuis le début. Il est tout a fait conscient du problème puisqu’il ne cesse de lui lancer des piques sur la façon dont il « interprète  (c’est a dire qu’il ajoute systématiquement sa propre opinion à ce qui se dit!). Comme en plus il lui manque visiblement un certain vocabulaire technique ou financier indispensable pour ce type d’entretien, le résultat ne pouvait être satisfaisant, mais ce sont sans doute là des détails pratiques sur lesquels un Môsieur sorti de Sciences Po (comme il le précise, que tu le lui demande ou non!) ne s’attarde pas. Les belles théories assorties de toute une flopée de mot savant qu’il a appris dans cette IL’Lustre institut lui semble visiblement suffisantes pour réussir…

Durant ces quelques derniers jours, j’ai trouvé l’explication de bien des aberrations et autres contresens auxquels je m’étais heurtée pendant toute la durée de mon séjour. Le fait que je n’apprenne qu’à ce moment là certaines choses qui avaient pourtant des conséquences directes sur mon travail montre que d’un coté comme de l’autre, les deux boss ne m’ont jamais prise au sérieux. Or je suis persuadée que même sans connaissances théoriques des techniques de commerce, ma position très particulière aurait pu me permettre de faire avancer les choses. En France, sans avoir jamais fait d’école de commerce, il y a beaucoup de choses que l’on connaît sur le comportement des consommateurs dans une économie de marché, tout simplement parce que nous sommes des consommateurs de ce type depuis le berceau, et ça depuis plusieurs générations. Il y a bien longtemps que tu ne peux pas sortir de chez toi sans être agressé par les affiches publicitaires, les opérations promotionnelles dans les grandes surfaces ou les foires, etc… Les représentants viennent même te débusquer chez toi. Sans compter la TV et les prospectus dans la boite au lettre. En Chine au contraire, certains spot publicitaires n’ont pas encore dépassé le stade de « réclame » (genre « Le boudin DURANT, c’est EXCELLENT! »), les panneaux publicitaires sont peints à la main (souvent dans un style très … je crois qu’on dit « pompier », c’est-à-dire genre les affiches de propagande maoïste), la pub dans la boite au lettre n’existe pas et les opérations de promotions dans les grands magasins ou la distribution de prospectus dans la rue ne sont apparus pour la première fois que l’année dernière! Aucun des commerciaux de Lily Cosmetics n’a été formé pour le travail qu’ils effectuent. La plupart sont d’anciens prof ou des jeunes fraîchement sorti d’une école (sans aucun rapport avec le commerce) En l’absence de possibilité de formation continue, leur politique est d’apprendre sur le tas, c’est pourquoi je trouve qu’ils ont eu tord de ne pas profiter des connaissances que nous pouvions leur apporter (Pour cela, Christine est encore mieux placée que moi puisqu’elle à une formation marketing, mais ils ne lui ont rien demandé non plus! Résultat, elle m’a dit aujourd’hui au téléphone qu’elle avait annoncé sa démission.)

Pour la partie française, l’intérêt d’avoir quelqu’un sur place en permanence pour voir comment se passent les choses au jour le jour, me semble évident. Il est vrai qu’au départ, j’étais très handicapée par les problèmes de langue, mais si on s’était donné la peine de s’y attarder un peu, il y avait des foules de solutions possibles pour le résoudre. Par exemple, après l’un de mes premiers déplacements (alors que j’étais encore assez motivée pour faire du zèle), j’ai décidé de leur rédiger une sorte de rapport où je faisais le point de ce qui me semblait clocher. Une jeune fille qui travaillait alors avec moi et partageait mon point de vue m’a aidée à le rédiger en chinois. Si nous avions pu continuer à travailler ensemble, je suis persuadée que nous aurions pu faire quelque chose de constructif. En tout cas, je me flatte de croire que j’ai tout de même certaines capacités qui même s’il avait fallu chercher un peu aurait permis de me trouver une tâche plus utile qu’un simple le rôle de figuration!

Le plus absurde, c’est que l’efficacité du procédé qui consiste à envoyer une française dans les magasins pour vendre la camelote reste à prouver, car si les clients surpris de voir une étrangère derrière le comptoir s’approche pour savoir de quoi il s’agit, cela ne signifie pas pour autant qu’ils vont acheter. On peut même imaginer, qu’aux yeux des plus cultivés, l’utilisation d’un tel procédé de « racolage » aurait plutôt tendance à trahir la mauvaise qualité du produit.

D’ailleurs, ce rôle de figuration ne trompait pas grand monde: n’importe qui depuis les vendeuses de grand magasins jusqu’aux responsables à qui j’ai été présenté comprenaient immédiatement que je n’avais aucune responsabilité dans l’affaire. Je me suis efforcée de faire comprendre qu’une telle situation ne pouvait que discréditer la société, mais en vain. Le boss tenait visiblement à ses mascottes, certainement parce que c’est quelqu’un qui ne jure que par les relations et les apparences.

Lorsque Monsieur Li m’a présenté la situation (en toute bonne fois d’après ce que j’ai pu constater lors de son passage en avril ). Il m’expliquait que le but de ma présence serait de prouver le sérieux de la société. En gros, il s’agissait de représenter la France (!) pour montrer qu’il s’agissait d’une véritable société mixte. [A ce propos, vous vous plaignez que j’appelle ces sociétés des « joint-venture ». En fait, vous devriez vous estimer heureux: ici, au PEE, ils appellent ça des « givé ». J.V… J’ai mis un certain temps à comprendre! Pour ce qui est de « PEE » (prononcer « pé’eu »), mettez vous une bonne fois pour toute dans la tête que ça signifie Poste d’Expansion Economique, ça m’évitera de vous le récrire à chaque fois (c’est vachement long! Ça fatigue…)] Pour en revenir à mes aventures Xianesques, je trouvais que le principe de m’envoyer dans cette … JV (c’est la loi du moindre effort!…;)…) pour prouvez l’existence d’une certaine participation française était tout à fait justifiable. Et puis petit à petit, je me suis rendu compte qu’elle était toute relative: le responsable de la boite française vient voir deux fois par an comment se passent les choses, mais tous le reste est géré (ou plutôt non-géré…) par les chinois. Et quand je dis boite française, il faut comprendre boite implantée à Paris, parce que j’ai appris que le PDG est en fait de nationalité tunisienne!!…. Je me suis alors dit « après tout peu importe, je ne suis pas particulièrement nationaliste et encore moins raciste, je me contenterai d’être garante du sérieux qui est accordé à priori aux entreprises étrangères ». Et puis j’ai fini par être obligée de me rendre à l’évidence: toute notion de sérieux ou de scrupule faisait totalement défaut dans cette boite. Et je ne vous ai même pas parlé de la corruption en argent, en cadeau ou en invitations qui était utilisée pour obtenir toutes sortes d’autorisations ou de faveurs. (Il est vrai que le problème de la corruption en Chine est une question complexe qu’on ne peut sans doute pas résoudre à coup de grands principes moralistes, mais je crois que ce n’est pas le genre de débat qui empêchent très souvent C. W. de dormir…) Bref, étant donné tous ces bobards qu’ils se sentaient toujours obligés de raconter, je finissais par avoir honte de la confiance qu’on me donnait à priori. (Il y avait tout de même des clients qui achetait en disant « Si elle est là, c’est certainement très bien. »).

Dans ces conditions, j’ai bien songé à partir, mais dans ce cas, c’est moi qui aurait rompu le contrat et qui aurait du en subir les conséquences (restitution du billet d’avion,…) D’autre part, j’estime que ce séjour a malgré tout été profitable car il a été très formateur. J’ai donc décidé d’attendre le premier août libérateur. Je n’avais pourtant pas l’intention de m’associer aussi longtemps à cette fumisterie. J’ai donc entamé une sorte de grève du zèle – environ au mois de mai, lorsque la situation est devenue à peu près claire pour moi, elle s’est durcie à mesure que le temps passait, mettant ma patience à l’épreuve. A la fin, je me contentais d’une présence passive quand il s’avérait impossible de me défiler. La situation n’était pourtant pas si simple car je ne pouvais pas mettre tous les gens de la boite dans le même sac que C. W. Certains commerciaux, par exemple ne ménageaient pas leur peine pour faire décoller les ventes. J’avais donc des scrupules à anéantir leurs efforts par mon manque de coopération mais je n’arrivais pas non plus à me résoudre à les suivre dans ce qui finissait par s’appeler de l’arnaque.

Lorsque j’étais à Hanzhong, le commercial qui m’accompagnait m’a un jour confié sur le chemin du grand magasin où nous allions faire une opération de promotion qu’il avait une fois utilisé le shampooing comme gel douche, ce qui lui avait laissé l’impression (je cite) « de s’être frotté le corps avec du lard gras »!! Il concluait en disant que cette série de shampooing ne valait rien. Moins de cinq minute plus tard, il n’en vantait pas moins les mérite avec conviction à une cliente et c’est sans doute l’un de ceux qui se décarcassait le plus pour essayer de vendre la camelote dans les districts dont il était responsable. J’ai beaucoup réfléchi pour essayer de comprendre pourquoi il continue à travailler, bien qu’il soit conscient des problèmes de la boite et qu’il ne soit plus ou difficilement remboursé de ses frais (il doit faire de fréquents déplacements et engager de nombreux frais pour les opérations de promotion). C’était peut-être en partie pour prouver ce dont il est capable, mais je pense aussi qu’il se sent obligé de se dévouer pour son « unité de travail * » et pour son supérieur, comme l’exige la tradition chinoise. (Je crois que les chinois ont mal accepté que je refuse de faire quelque chose en me référant à mes propres critères de jugement. Je pense qu’ils s’attendaient à ce que je suive le patron sans broncher jusqu’à ce que je parte.) Ce type d’attachement se double parfois (comme dans le cas du commercial dont je viens de parler) de la nécessité de respecter une relation qui date de d’enfance avec le PDG de la boite. Il est vrai aussi que c’est l’un de ceux qui ont poussé cette forme de loyauté le plus loin. Tous les responsables et les employés capables sont déjà partis ou sur le point de le faire. Mise à part une espèce d’arriviste, faux comme c’est pas permis et qui reste parce qu’à force de ruse il a réussi à devenir le vice président officieux. Le vice PDG en titre est officiellement en congé de maladie longue durée. En fait, il a monté une autre boite, mais il donne ce prétexte pour éviter que l’annonce de son départ ne fasse mauvais effet sur son ancienne « unité de travail ». Et cela, bien qu’il se soit engueulé avec le boss avant de partir !!!

L’ambiance de la boite à bien changé depuis les premières semaines après l’inauguration. Il régnait alors un enthousiasme proche de l’euphorisme. L’ensemble du personnel s’affairait dans tous les sens. Pas forcement avec une grande efficacité, mais tout le monde avait l’air très enthousiaste et optimiste. Le boss puisait largement dans les prêts de la banque pour inviter tous les fonctionnaires et autres responsables locaux qui pouvait lui être d’une utilité quelconque. Il ne ratait jamais un occasion de jouer les PDG super occupé en se plaignant de ne pas pouvoir dormir suffisamment, mais ses occupations principales était d’emmener ces messieurs dîner et s’amuser! Et il était visiblement très fier d’être continuellement en si bonne compagnie. Le malheur, c’est que j’étais souvent obligée de l’accompagner. Pour ce qui est des banquets j’aurais encore pu me faire une raison (bien qu’à ce régime, j’avais pris plusieurs kilos…), le problème c’était les séances de karaoké. Il s’agit de bars où l’on boit le plus souvent du thé ou du Coca, parfois de la bière mais rarement des alcools plus forts (le repas qui précède étant copieusement arrosé d’alcool à 90°, ce n’est plus nécessaire!) Ils sont équipé d’écrans TV branchés à deux micros pour permettre aux clients de chanter accompagné par une cassette vidéo. Les paroles s’affichent sur le bas de l’écran pour aider la starlette en herbe ou le crooner imaginaire (c’est souvent le moins qu’on puisse dire!). Le Karaoké est l’activité nocturne préférée des chinois « à la mode ». Elle faisait immanquablement suite à nos « repas d’affaire » (comprendre repas de « relations publiques »). Moi, du fond de mon fauteuil, tout en grignotant des graines de pastèques ou des bananes séchées, j’ai bien failli m’étouffer plusieurs fois de rire en voyant des directeurs de banque et autres hauts responsables politique brailler des chansons d’amour à l’eau de rose sur fond de clip avec jeune fille en larme, flou artistique et ralentis pathétiques! En France, même une fille en pleine crise d’adolescence trouverait ça ridicule. (Ceci dit, il parait que le principe du karaoké commence à prendre à Paris!). En ce qui me concerne, je n’ai toujours pas compris l’intérêt que l’on peut trouver à lutter contre les décibels pour répondre toujours aux mêmes questions, toujours suivies des mêmes compliments, version standardisée et polie. Sans compter qu’il fallait aussi danser, pour qu’ensuite, lorsqu’ils sont invités par d’autres entrepreneurs également soucieux des intérêts de leurs affaires, ses messieurs les responsables puissent raconter qu’ils ont dansé avec une française (si on peut appeler danser ces dandinements de lourdaud!)

Je n’ai donc rien regretté lorsque ces soirées sont devenues assez occasionnelles. Par contre, c’était très triste de voir se détériorer l’ambiance et l’entente enthousiaste qui régnaient aux débuts. Témoins des erreurs de gestion ou devenu carrément opposés à la politique du boss, dans tous les cas sous-payés (alors que les sociétés mixtes ont la réputation de bien rémunérer leurs employés, les ouvrier de Lily ne recevaient que 10 yuans de plus que le salaire minimal imposé par la loi, ce qui représente à peine un peu plus de 100 FF) de nombreux employés sont partis. Comme le recrutement se fait neuf fois sur dix par copinage (c’est ce qu’on appelle les « guanxi »** ), on engage la sœur d’un journaliste bienveillant, la cousine d’un copain, etc.. autant dire que les critères de sélection ne font rien pour améliorer le niveau ambiant de compétence.

Il en a résulté une démotivation grandissante: à quoi bon s’exténuer au travail si le manque d’organisation annihile tous vos efforts et si d’autres se contentent de profiter de leurs relations pour empocher un salaire en se fatiguant le moins possible? Les quelques rares combattants qui subsistent essayent désespérément de maintenir le cap alors que les vents soufflent dans tous les sens, que le courant est contraire et que le carburant commence à manquer. Je veux dire par là que l’organisation est telle que les efforts des uns annulent ceux des autres, que les conditions dans lesquelles la boite à été monté (cf tout ce qui précède) ne sont pas favorables et que lorsque je suis partie, il commençait à y avoir de sérieux problèmes d’argent: conformément au contrat, la partie française continue à envoyer les matières premières qu’il faut donc payer, en plus des frais de fonctionnement et de promotion, or les ventes ne décollent pas et la banque se fait apparemment prier (Comme quoi les différents déplacements d’agrément que le boss à payé au responsable des prêts n’ont pas servi à grand chose. Y’a quand même une justice!)

Voilà, c’était « Vie et mort d’une société à Xian ». Je n’ai malheureusement pas vécu la période « prénatale », lorsque les premiers employés travaillaient encore dans un hôtel pour régler les formalités nécessaires à la fondation de l’entreprise et à la construction des bâtiments, puis pour la préparation de la cérémonie d’inauguration. J’en ai pourtant souvent entendu parler comme d’un « âge d’or » dont il reste le souvenir d’une bonne entente, de ces quelques jours passés dans les montagnes pour travailler à l’abri de la chaleur étouffante de Xian,… J’ai ensuite assisté à la naissance du bébé (ce glacial matin de janvier) puis je l’ai vu vivre quelques mois. Je ne la verrai pas mourir, mais je l’ai laissé très malade et je n’ai pas beaucoup d’espoir. Pourtant, en ce qui me concerne, je crois que ce séjour était vraiment une occasion unique pour être dans des conditions d’immersion aussi complète et je pense qu’il m’a permis d’apprendre beaucoup, aussi bien au niveau linguistique que culturel.

FIN DU PREMIER EPISODE

Prochainement dans vos boites aux lettres, « Mais comment-est-ce qu’elle a atterri à Pékin? » et « Qu’est-ce qu’elle y fiche? »

*Unité de travail:
traduction du terme chinois (danwei) qui désigne l’élément communautaire auquel se rattache un individu. Il peux s’agir d’une école, d’une entreprise, d’un institut, … Dans le système communiste, un individu n’existait que par son appartenance à une danwei. On pourrait presque dire que la société chinoise n’était (n’est?) pas faite d’individus mais de danwei. Celle-ci prenait en charge et contrôlait absolument tous les aspects de sa vie: travail, logement (construit et affecté par la danwei), soin médicaux (donc contraception et contrôle des naissances), nourriture (cantine, obligatoire pendant les périodes les plus dures du régime), éducation des enfants (affectation des places dans les écoles), … Aujourd’hui elles ont un peu perdu de leur pouvoir, mais l’esprit d’appartenance à une communauté reste très présent.

**Guanxi: (littéralement: relations)
Elles forment de véritables réseaux qui entravent énormément les chinois car ces relations peuvent parfois se réduire simplement à une vague connaissance commune, mais du fait de ces guanxi, ils sont souvent contraints d’aider ou de se porter garant pour des gens qu’ils ne connaissent pas bien voire même qu’ils n’apprécient pas. (C’est par exemple pour cette raison que M. Li s’est vu plus ou moins obligé de servir d’intermédiaire à C. W. qu’il ne connaissait pas.) Le problème le plus grave est qu’elles sont largement mises à contribution dans le domaine professionnel où les compétences et la législation devrait être prioritaires. (En d’autre terme elles sont intimement liées au problème de la corruption).

Les soi(e)s du symbolique

Point de vue

Suspendus au dessus du gouffre du réel – chaos de chairs, de tensions, d’odeurs, de sensations – les fils qui nous empêchent d’y sombrer sont dits symboliques. Ce sont les fils des histoires que l’on raconte. Celles que l’on entend et celles que l’on se raconte*. Les histoires que racontent les parents et les cultures, les fils des liens sociaux et de la langue, bref, les liens qui font les identités et le sens.

Relations qui se nouent et se dénouent, passages de la vie (adolescence, vieillesse), changement de statut social (mariage, diplôme), lectures et expériences nouvelles d’où émergent de nouvelles façon de les tisser, comme des soies d’araignées, certains de ces liens sont rompus et reconstruits en permanence. Les sujets humains tissent continuellement les discours qui à la fois, les constituent et les soutiennent*.

Vivant dans le symbolique comme des poissons dans l’eau, nous finissons par oublier son existence. La plupart des gens sont comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir: ils traversent la vie sans prendre conscience de ce qu’est le symbolique. Ils vivent au centre du cocon, constamment baignés de discours et d’images qui à la fois expliquent et cachent le monde réel, tout en l’ordonnant d’une manière qui relève à la fois du collectif et de l’individuel.

Etre passé par des états qui font prendre conscience du réel, et de ce que sont l’imaginaire et le symbolique est une chance exceptionnelle de savoir ce qu’est la liberté. Liberté de lâcher certains liens et d’en nouer d’autres. Mais cette chance a un prix. De ceux qui se paient cash, c’est-à-dire en peurs et en souffrances brutes, à même la chair. Parce que le corps ne fait pas crédit.
Cette chance de liberté peut donc se payer pas content. Le risque est alors de vouloir oublier cette liberté, de vouloir retourner se blottir dans les bras illusoires d’un Autre, dont on aimerait croire encore qu’Il nous protège vraiment du monde, de ses changements, de ses déplaisirs. Les religions, certains militantismes et certains responsables politiques ne se privent pas de nous pousser sur cette pente…

Un jour, il faut pourtant se rendre à l’évidence: je est seul.

je est seul dans son désir.

Ou plutôt, les je sont seuls.

Reliés par les soi(e)s du symbolique.

C’est déjà un peu moins effrayant, mais quand même, il faut s’y faire !

*Cette formulation est directement inspirée d’un texte de Bertrand Leclair, qui devait originairement constituer l’épilogue de son roman La main du scribe et qui a été lu par l’auteur, lors de la journée « Amour II » à La Ralentie:

C’est que le sujet parlant, l’animal doué de parole qui dit « je » a une histoire lui, une histoire particulière conditionnée par l’histoire collective et inscrite dans sa trame et il s’y accroche pour continuer de dire « je » au milieu des autres qui savent dire « je » aussi bien que lui et parfois tellement mieux. Le sujet qui dit « je » est une fiction. Un fiction qu’il construit dans le même temps qu’il l’agit, une fiction prise dans la fiction générale, tissée fil à fil, fils à fils avec et dans la matière, la matière humaine, la matière d’avant l’histoire, d’avant les mots qui disent les histoires. Le sujet se gorge d’histoire, les siennes et celles des autres. Il en écoute, il s’en raconte, il les raconte et se met ainsi en scène au théâtre des autres au prix d’un paradoxe, cela même qui le saisi tout entier, le rend à lui-même insaisissable. Il se raconte des histoires pour continuer d’exister dans la comédie sociale. ?L’appliquer? comme on préserve l’espace d’un rôle, pour ne pas voir que ce sont les histoires, les siennes et celles des autres qui le racontent et non pas l’inverse. Ne pas voir que ce sont les histoires racontées qui tissent la fiction cousue de fil blanc dans laquelle il n’a bientôt plus conscience de se protéger douloureusement des changements d’états de la matière. Le mouvement même de la vie, ce mouvement qui toujours déchire les histoires lorsqu’il advient malgré tout.