Loups gentils et agneaux méchants

Point de vue

Soir de mai sur le quai de Loire. Je sors de la salle obscure, la tête remplie d’images, de couleurs pastels et le coeur ému par la justesse des acteurs et des dialogues que je viens de voir et d’entendre. Grâce à leur magie, c’est tout le savoir vivre, la sensualité et la mélancolie argentine qui ont surgit, l’espace de quelques heures, sur le grand écran blanc. De retour au nid, me voila en train de fureter sur la toile, histoire de prolonger l’émotion et de voir ce qu’il s’y dit du dernier film de la réalisatrice Lucía Cedrón « Agnus dei ».

Le telecineobsNouvel Obs évoque les blessures argentines qui n’ont jamais totalement cicatrisé, la nouvelle génération de cinéastes agnus_deiqui ressent le besoin de les exorciser et souligne la mise en scène d’une rare élégance et d’une grande sensibilité. agnus-dei-yahooYahoo publie une note de Lucía Cedrón où elle explique: « Agnus dei », l’agneau de dieu qui ôte les péchés du monde, c’est la rédemption, la vie après la mort, l’absolution, la possibilité de renaissance et de vie. Tout cela est très présent dans le film et c‘est sa problématique essentielle. A travers notamment la chanson que chante Guillermina : « il était une fois un monde à l’envers où les agneaux étaient méchants, et les loups gentils». Les apparences sont trompeuses ; selon les points de vue, les événements diffèrent.» Cette candeur mâtinée de bon sentiments, de mystique et de morale chrétienne sonne un peu comme une leçon rabâchée et effrite d’autant mon enthousiasme pour l’auteur d’un film dont le ton m’avait semblé si juste… Pourtant, histoire de retarder encore un peu le retour dans le réel, je continue à suivre ma souris fouineuse…

Tout à coup, je réalise que quelques phrases reviennent souvent. Presque toujours les mêmes, exactement, ou à peu de choses près : « Le père de la réalisatrice Lucia Cedron, était cinéaste également, et c’est lors d’un festival de cinéma indépendant à Buenos Aires, où elle participait pour un court métrage, qu’elle a vu une rétrospective consacré à celui-ci. Décédé 25 ans plus tôt dans des circonstances troubles, Agnus Dei lui rend hommage en rappelant les événements marquants propres à l’Argentine depuis 30 ans. »

« Décédé 25 ans plus tôt dans des circonstances troubles » … « dans des circonstances troubles » … « après le décès de son père dans des circonstances mystérieuses. » …

Au début des années 80, où, comment et pourquoi meure-t-on dans des « circonstances troubles ou mystérieuses » ? Dans une ruelle de Buenos-Aires en proie à la dictature ? A Ndjamena en pleine guerre civile ? A Hongkong, sous les coups de l’une ou l’autre mafia ? … Je laisse ma souris suivre la piste …

« Lucía Cedron » donnée en pâture à mon Big Brother préféré m’apprend tout d’abord que le film a été soutenu par le ministère français des affaires étrangères…

… tiens ?!?

Quelques clics plus tard, me voici sur le site www.africine.org.
« Les hommes politiques sont tous des abrutis » (sic) C’est Lucía qui le dit et africine qui en fait le titre de son entretien avec la cinéaste. L’expression ne fait pas dans la dentelle et frippe un peu l’élégance qu’on imagine à la réalisatrice, lorsque l’on voit son film, mais le mérite de l’article est de m’apprendre le prénom de son père « Jorge ».

« Jorge Cedron »
Big Brother me dit que 46 000 * pages web comportent ces deux mots.

agnus-dei-france-infoVoici celle de France Info, qui en deux minutes de chronique sur le film oublie complètement de parler de son inspiration autobiographique… 

Par les mots de Thomas Sotinel, Le Monde fait même de Lucía, la fille de Juan Cedrón ** !… Lapsus peut-être, regrettable, certainement ! Donc toujours pas un mot sur la mort de Jorge…

« Lucía Cedrón, dont on avait déjà remarqué les courts-métrages, nie faiblement la part fortement autobiographique de son premier long-métrage et emploie une belle formule pour dire qu’elle a mis du temps à accepter son héritage : « Pour tuer un père mort, il faut se lever de bonne heure. »
Après cette tournure bizarre au sujet de la part autobiographique du film (pourquoi Lucía aurait-elle à nier la part autobigraphique de son film ??), même Marianne oublie de dire où est mort Jorge Cedrón mais s’empresse de conclure sur l’identité des responsables de sa mort :
« En 1980, à Paris, où il avait fui la dictature, son père, le cinéaste militant Jorge Cedron, a été assassiné, sans doute par des agents de la police secrète, tandis que son grand-père était kidnappé. »

Et puis finalement, cet article publié par l’Humanité en 2003. Rien à voir avec la sortie du film de Lucía Cedrón. Il est plutôt question de celui de Marie-Monique Robin « Escadrons de la mort, l’école française » et de la « connexion française » en Amérique latine. « Dés le début, la France, qui a exporté durant les années soixante et soixante-dix ses méthodes de lutte anti-subversive, a eu vent de l’opération Condor, qui prévoyait sanctions et assassinats dans les pays d’accueil de réfugiés latino-américains. […] »
Vers la fin de l’article, on apprend que Jorge Cedrón a été retrouvé poignardé, dans les toilettes du quais des Orfèvres, à Paris. Il avait été amené là avec son épouse par un commissaire de la police française. L’arme se trouve dans la main droite du cadavre alors que Jorge Cedrón était gaucher. L’enquête conclut à un suicide.

???!????

Puisque c’est comme ça, on va poser la question plus clairement:

« Jorge Cedron orfevres »
Big Brother trouve 41 pages ***

Film ou pas film, sur le net, pas grand monde ne dit où est mort Jorge Cedrón… Pourtant, sur le site de l’association Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture, un document intitulé « Argentine 1976-2007 – Le chemin sinueux de la lutte contre l’impunité » reprend les informations contenues dans l’article de l’Humanité: Jorge Cedrón a été « retrouvé poignardé dans les toilettes du Quai des Orfèvres. Ce crime n’a jamais été élucidé. La police a conclu à un suicide. »

« Les apparences sont trompeuses ; selon les points de vue, les événements diffèrent. »
En effet … et puis chacun fait ce qu’il veut !
Chabrol par exemple, a bien utilisé le procès Elf pour nous pondre un nième film autour du personnage de femme gravement névrosée qui semble lui trotter obstinément dans la tête. Une paire de gant, un tailleur rouge et le voila parti pour nous refaire le coup de son délire obsessionnel, en le plaquant sur le personnage de la juge d’instruction. Un scandale institutionnel et moral réduit à une banale lutte de pouvoir entre des personnages fantasmés par un réalisateur qui choisi de ne retenir que des détails insignifiants (comme ces allusions pôtaches aux noms des protagonistes: Jeanne Charmant pour la juge d’instruction Eva Joly …), bref, juste de quoi profiter des échos médiatiques de l’affaire (est-ce que vous avez lu un seul article au sujet du film, qui ne mentionne pas aussi l’affaire ?) sans rien en dire véritablement, sans rien expliquer, sans rien mettre en lumière. Et ce culot de mettre au générique « Toute ressemblance avec des faits réels et des personnages connus serait, comme on dit, fortuite… »
Sept années d’enquêtes qui ont menées à la mise au jour d’un système pensé au plus haut niveau d’un état – la France – pour déposséder des peuples de la richesse du sous-sol de leur pays, au profit d’une minorité. Des pressions psychologiques et physiques à la hauteur des enjeux financiers et diplomatiques colossaux que cette affaire mettait en balance, et le tout se trouve dissout dans les fantasme d’un réalisateur qui projète des lieux communs sur le personnage de la juge ( « le pouvoir qu’elle incarne la grise »), juste pour le plaisir de lui faire la leçon. « Pour moi, l’idéal était qu’à la fin du film, les deux personnages aient pitié l’un de l’autre. C’est à ce moment-là qu’elle comprend l’inanité de toute l’affaire, tandis que lui l’a compris par la force des choses, en prenant des coups de bâton sur la tête. Elle prend conscience du fait que le pouvoir est à coulisses et qu’il en reste toujours assez au-dessus du personnage le plus puissant qui soit… » [ref]
En effet ! Quel impardonnable péché de vanité d’avoir cru à la capacité de la justice (qu’ elle représentait) de s’attaquer à un tel système de pillage ! Alors qu’on ne peut que s’extasier de l’intelligence de ce pauvre garçon, qu’on plaindrait presque d’avoir pris tous ces mauvais coups de baton! Après tout, il n’avait eut lui, que la bonne idée de piquer dans la caisse de ce système inique. Lui au moins, il a comprise tout de suite l’inanité de toute l’affaire ****

Chacun fait ce qu’il veut… Chacun comprend ce qu’il peut…

« […] un pays ne peut avancer tant qu’il n’a pas regardé son passé en face. Tel est le message, simple et fort, que Lucía Cedrón glisse dans son premier film.  » C’est l’avis de la critique de Télérama qui ne peut s’empêcher d’ajouter sur le ton catégorique de ceux qui savent  « Maladroit quand elle le martèle, avec des séquences inutiles sacrifiant au pathos ». (Une critique de Télérama, quoi …)
Puisqu’il semble si bien informés sur la question, Télérama ***** nous expliquera sans doute bientôt, comment la France est susceptible d’avancer, si à la sortie d’un film comme « Agnus Dei » personne ne dit que Jorge Cedrón, le père de la réalisatrice est mort poignardé dans les bâtiments de la Direction régionale de la police judiciaire de la Préfecture de police de Paris. Parce qu’il semble bien que ce soit un fait. Aussi absurde et insupportable soit-il.

Pour ma part, je ne suis pas sûre que par son film, Lucía Cedrón ait voulu donner de grandes leçons aux pays!… Le scénario et la mise en scène sont bien trop intimistes pour cela. Par contre, ils montrent très explicitement, les choix absurdes et les conséquences dramatiques, auxquels sont confrontés des individus normaux pris dans la violence. Les hommes politiques ne sont pas « tous des abrutis », la plupart sont simplement des individus normaux, comme les personnages du film de Lucía. Lorsqu’ils se retrouvent dans des situations absurdes, ils ne prennent pas nécessairement des décisions idéales. Comme dit l’un des personnages du film « mets toi à [leurs] place 5 mn ». Est-ce qu’il y a un sens même, à parler de « décision idéale », lorsqu’il s’agit de situations aussi absurdes de violence?
Gérer des relations d’Etat  avec une dictature n’est certainement pas une ciné cure, mais est-ce que le minimum n’est pas de reconnaître au moins les faits ? De qui se moque-t-on avec ces dénis de réalité qui soutiennent l’image d’un État français innocent comme l’agneau qui vient de naître?

Lorsque qu’elle évoque elle-même la problématique du film, Lucía Cedrón parle de la question du pardon et de l’oubli. Mais pour pardonner et oublier, est-ce qu’il ne faut pas d’abord savoir ?
Que Lucía ne souhaite pas ou ne souhaite plus savoir est un choix personnel qui lui appartient. Qu’elle souhaite sortir d’une identité forcée de « fille de martyre » est compréhensible, mais j’aimerais être sûre que son embarras à évoquer la part autobiographique du film n’est lié qu’à ses souvenirs douloureux et que son insistance à parler de pardon et d’oubli, sans mentionner la mort de son père n’a rien à voir avec le « soutien » qu’elle a reçu du ministère français des Affaires Étrangères…

Le monde où les agneaux peuvent être méchants et les loups gentils n’est pas un monde à l’envers. C’est le monde dans lequel nous vivons.

initialement publié le 2 juillet 2008 sur http://lavielesgens.over-blog.com/

* Les chiffres indiqués sont ceux observés aux alentours du 10 mai 08.

** Juan Cedrón est un musicien argentin vivant en France depuis plus de 30 ans. Il est co-fondateur en 1964 du trio Cedrón qui deviendra en 1969 le quarteto Cedrón et connait une certaine notoriété en France. Juan Cedrón dirige actuellement un orchestre dédié à la musique de bal (« La tipica » ) reconnu par certains média mais qui ne fait pas l’unanimité dans les milieux tangeros. Jorge était son frère.

*** A la date où ce billet est publié (initialement, en juillet 2008), « Jorge Cedrón orfevres » retourne 185 pages: le film est maintenant référencés sur les sites de cinéphiles et vient ainsi en cooccurrence avec « 36 quai des Orfèvres » d’Olivier Marchal…

A la date de republication (novembre 2016), on trouve une centaine de résultats pour cette requête et les premiers liens retournés concernent la mort de Jorge Cedrón. La première page des résultats explique le contexte: Jorge Cedrón était quai des Orfèvres pour accompagner sa femme, dont le père, Montero Ruiz, ancien maire de Buenos Aires et proche des militaires venait d’être enlevé à Paris. L’article présente les différentes hypothèses qui coexistent concernant la mort de Jorge et se conclut par « Au jour d’aujourd’hui, le seul fait avéré est que Jorge Cedrón est mort à la Préfecture de Police de Paris. »…
Mais il y est dit aussi « La Préfecture de Police de Paris ne semble pas, à première vue, le lieu le plus indiqué ni pour un suicide, ni pour un assassinat politique. Sauf si, s’agissant d’un assassinat, les auteurs du crime avaient délibérément voulu impliquer la France et agiter le fantôme du « scandale » comme garantie de protection. Sauf si, autre hypothèse, ce crime n’avait pas été programmé » … Julia Cedrón est citée au sujet de la mort de son père, dans un article consacré au procès de cinq tortionnaires de la dictature argentine qui a eu lieu en décembre 2009. Elle y déclare « Tout ce que je sais, c’est que ce dossier a toujours été plus ou moins secret, que je n’ai jamais pu lire le rapport d’autopsie et que quand un avocat a pu mettre la main dessus, il était illisible parce que soi-disant le local des archives avait été inondé ».

Il va certainement être difficile de savoir comment un exilé de la dictature argentine a pu être mortellement blessé dans les locaux de la Préfecture de Police de Paris, le 1er juin 1980. Il semble au moins qu’aujourd’hui, le sujet ne soit plus complètement tabou. C’est un début …

**** Pour bien mesurer l’inanité de toute l’affaire:
  • « Notre affaire à tous », Eva Joly, Les Arènes, 2000
  • « La force qui nous manque », Eva Joly, Les Arènes, 2007
  • Interview (vidéo) d’Eva Joly, juin 2007
  • « Elf, la pompe à fric », Nicolas Lambert, Tribord, 2005. Surtout ne pas manquer le spectacle dont la publication n’est qu’une transcription (extraits du DVD)

***** Si Télérama oublie parfois la politique, il faut noter qu’il est (à ma connaissance) le seul média national ayant publié un article en soutien à Denis Robert, alors qu’il vient d’annoncer qu’il renonce à parler publiquement de Clearstream. Télérama n’est donc pas simplement un loup méchant, qui prend de haut les auteurs qui n’ont pas émus ses critiques… pff … c’est pénible, à la fin ! cette complexité de la réalité …

Ciel de Normandie – au bord de toi.

Parole

Un soir,
La douce brise de tes mots
caresse ma peau de promeneuse solitaire.

Un après-midi,
sur la plage déserte de mon coeur
le déferlement pétillant de ton rire.

A midi,
la morsure solaire du désir de toi
et je rêve de ton navire,
vergue hissée et frémissante
pénétrant mon chenal aux bords humides et lisses.

Vient la nuit
et l’averse glacée du doute,
froideur cinglante du désenchantement,
de la hauteur de mes illusions,
le choc m’envoie par le fond.

Réfugiée dans un cocon de rêves,
c’est là que je te retrouve au matin,
quand se lève un vent doux et chaud,
musique porteuse d’espoirs
de tendresse et de plaisirs partagés…

La question posée sur l’étagère de la cuisine

Parole

La question était posée sur l’étagère de la cuisine. Entre l’huile d’olive et le fait-tout. Comme j’y rangeais les pâtes, à chaque plat de coquillettes, de pennes ou de tortellinis, la question se posait.

Pour accompagner les nouilles, j’aime bien faire une sauce avec un pot de fromage blanc-chantilly, du curry et un peu de fleur de sel. Excellent et super rapide à préparer ! Très bien aussi pour accompagner les gnocchis.

La question ne se posait pas consciemment, bien sûr. Personne ne la voyait d’ailleurs. Ce que voyait la plupart des gens, c’est un pot en verre, avec un motif de fleurs gravées et un gros bouchon en liège.

Pour une personne, pour un repas complet, il faut la moitié du pot de pâtes. Avec les tortellinis, j’aime bien mettre de la sauce tomate aux cèpes. Et les accompagner d’une petite salade de pousse de graine de radis et de fenouil.

J’avais reçu le pot pour ma confirmation.

Quand le labo a décidé de recruter un deuxième électronicien, c’est C. qui a été choisie. Dans l’atelier attenante au bureau de mon père, la table de travail de C. était celle-là même où, avant son arrivée, je m’installais parfois pour dessiner avec le traceur.

C. était fan de course d’orientation. A un moment donné, mon père a fait beaucoup de courses d’orientation. Parfois, il nous emmenait. J’aimais bien lire les cartes, trouver les balises, me balader en forêt. Pour ce qui est de la course par contre, je n’ai jamais vraiment accroché. Mon père, lui qui à l’époque ne faisait absolument rien sans nous, allait parfois seul à une course.

Pourquoi est-ce que pour ma confirmation, C. – collègue de mon père que j’avais rarement croisée – m’a offert un pot en verre qu’elle avait elle-même gravé à la main ?

Ce printemps, j’ai donné le pot à Emmaüs.

Il y a des questions dont la réponse ne me concerne pas.

Scared

Parole

In your eyes,
I see the ghosts of all men I’ve admired,
and kept at a distance.
I’ve accused them
not to love me
but was unable to love them.

I can’t stop listening to your voice,
in delight
and desperate hope.

I watch the shadows of love in movies
hear about life in songs
weave mine
in dreams.

Had to crawl myself out of the hole
– tears made religion –
in which I was born.

Looks like now,
I’m just scared.

Scared to stand.
Scared to love.
Scared to live.

Do stand.
Do love.
Do live.

Un pays où la mort tient plus de place que la tendresse

Point de vue

Il est urgent de mettre fin, par la prise de conscience émotionnelle, à cette « transmission héréditaire », d’une génération à l’autre, de la destructivité. […] Si nos fils et nos filles en prennent conscience, s’ils peuvent nous le dire, s’ils nous donnent la chance de voir nos erreurs et nos défaillances, c’est un bénédiction. Cela permettra à nos enfants de rompre les chaînes de la domniation, de la discrimination et du mépris, transmises de génération en génération. Ils n’auront plus besoin de se défendre par le pouvoir contre ‘impuissance si leur impuissance et leur colère d’enfant sont devenues des expériences conscientes.

Alice Miller, L’avenir de l’enfant doué, p.72 (5e édition 2002)

A mes parents qui ont fait du mieux qu’ils on pu…

J’ai grandi dans un triturage permanent de la mort et du malheur. Je ne parle pas des pertes réelles d’êtres chers qui surviennent dans toutes les familles et de la douleur qu’elles suscite et qu’on apprend à traverser. Non. Je parle de l’imaginaire de drame et d’angoisses où les maladies et les morts sont les grandes nouvelles et les sujets récurrents des conversations, où le pire est toujours le plus probable et la première chose qui émerge dans le discours. La souffrance y est érigée en mode de jouissance, les disparus maintenus de toutes forces à leur place de toute puissance, empêchant ainsi la roue symbolique de tourner.

Et cette jouissance agrippée au malheur justifiait également une curiosité malsaine et intrusive, au nom du souci que l’on se fait “mais si, il faut que tu m’appelles, on ne sait jamais, tu sais…” Avec ces petits films intérieurs, dans lesquels la mort tient une place si excitante et qui vous sont sans cesse projetés à la figure.

Au jeu de “la bonne paye”, la carte du “dimanche heureux” où l’on voyait un homme se relaxant dans un hamac représentait pour moi une sorte de paradis irréel. A la maison, tout n’était qu’obligations et restrictions. Même le dimanche.

D’où je viens, aimer est un devoir. On s’occupe des autres à grands coups de gesticulation hystériques. “Je ne pense qu’aux autres, surtout ceux qui sont dans le malheur, les pauvres!… ” – quelle compassion, n’est-ce pas ? Quelle jouissance du malheur des autres, oui ! Et pour cause: toute autre forme de plaisir étant formellement réprouvée, il faut bien jouir de quelque chose. C’est à celui qui réussira le mieux le numéro d’équilibriste qui consiste à faire croire qu’il est le plus dévoué aux autres, alors qu’en fait, c’est la seule façon socialement autorisée de se valoriser soit même.

Mes parents étaient très fier d’apporter leurs filles à leurs oncles, tantes ou vieux voisins. “Pour leur faire plaisir”. Comme d’autres apportent des chocolats. Plus les personnes visitées étaient seules, plus ils étaient fiers d’eux. Vieilles filles maniaques, vieux garçons lubriques ou mégère puante, avec les rhumatismes des uns et le cancer des autres pour seul sujet de conversation. Peu importe, pourvu qu’ils obtiennent la satisfaction d’être de ceux qui s’occupent des autres, et le plaisir de s’entendre féliciter du bon fonctionnement de leur « gentilles petites filles » si bien élevées dressées.

Un impératif de modestie relevant de l’autoflagellation compulsive et dans lequel se dissout la plus petite parcelle de confiance en soi, et jusqu’à l’idée même de dignité.

Dans une première version de ce texte, j’associais ces souvenirs imprégnés de mort, à l’idée que lorsqu’elle m’a eut, ma mère n’aurait pas été prête à accueillir un enfant, et au fait qu’avant moi, un(e) autre n’a même pas pu naître – quelques temps avant ma naissance, ma mère à fait une fausse couche.

Quoi qu’il en soit, je suis là.
D’où que me vienne ce poids de mort contre lequel j’ai du me débattre tellement longtemps, il y en moi quelque chose qui veut VIVRE.

Vivre. Furieusement.

C’est tout ce qui compte.

MAJ le 17 oct 2018